Revue de presse

Charlotte Garson - Cinéma du Réel / Gaell B. Lerays - Fiches du cinéma / Paul-Fabien Groud - Cultures-Kairós (entretien)  / Claudine Colozzi - Faire Face /


Charlotte Garson - Cinéma du Réel

Dans un centre de rééducation fonctionnelle, des prothèses mécaniques façonnées sur mesure aident des hommes et des femmes amputés à se redéfinir en se réappropriant leur corps. Matthieu Chatellier garde trace dans son bref prologue de ce qui lui a fait décider d'explorer ce lieu : le rêve d'un humain bionique, être composite dont l'utopie a nourri toute une littérature de science-fiction. Mais si le prologue s'intéresse à la fabrication des pièces et à leur mécanique de précision, c'est l'enjeu humain et personnel que nous découvrons immédiatement après le générique. Comment repartir de zéro (la polysémie du terme « appareillage » fait penser à un long voyage, dûment préparé). Comment penser sa façon de marcher, ou de saisir un objet, gestes quasiment automatiques quand le corps était entier ? Avec l'aide des prothésistes et des médecins, c'est en fait à une réinvention de leur corps que les patients sont conviés, qu'ils acceptent leur hybridité avec humour (une patiente se compare à Cendrillon essayant la pantoufle) ou circonspection (le vieux marin plongé dans l'horizon à sa fenêtre, jumelles en main). Attentif également aux « Geppetto » qui rabotent et réajustent au millimètre près, Matthieu Chatellier observe avec pudeur et délicatesse leur travail commun.

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Gaell B. Lerays - Fiches du cinéma

Deux ans après les corps cassés de Sauf ici peut-être – où il filmait des hommes et des femmes éprouvés par la vie et qui trouvaient refuge dans la communauté d'Emmaüs, au milieu d'objets tout aussi cassés qu'eux dont la restauration prolongeait symboliquement le travail entrepris pour aller mieux eux-mêmes –, Matthieu Chatellier revient au Réel avec la Mécanique des corps. Il s'intéresse ici à d'autres cassures, d'autres corps éprouvés, bien différemment : des corps manquants. Les processus de réparation diffèrent nettement, on parlera mécanique, justement. Il nous invite à une immersion dans le centre de rééducation le Normandy, à Granville, où il choisit trois personnages principaux dont nous suivons le parcours douloureux, physiquement et moralement, celui d'une reconstruction (aux sens propre et figuré) durant laquelle la chair et le métal, et bien d'autres matières qui n'ont rien d'organique, devront faire corps en s'ajustant. Des corps auxquels il faut réapprendre à fonctionner, des personnes auxquelles il faut réapprendre à saisir, courir, marcher… avec un corps étranger. Le film se teinte ainsi de nuances fantastiques : ces êtres blessés (amputés) apparaissent comme des créatures modelées par la science et la mécanique, des super héros qui nous surpassent sur bien des points, à commencer par ce qui les ramènent à leur qualité d'humains, un courage hors norme, une endurance admirable. Cette réflexion sur le fantastique, le cinéaste ne l'adopte pas vraiment, il n'en fait pas un point de vue. Il accorde toute son attention aux personnages qu'il accompagne, intervenant parfois au son, ne masquant pas plus qu'ailleurs (dans ses autres films) sa présence. Il accorde le tempo du film au temps qu'il faut pour accepter, expérimenter et guérir, un temps long qui résonne dans la durée des plans. Outre l'empathie que nous ressentons pour chacun de ces personnages, une sorte de petit miracle advient : arrive un moment où l'on ne regarde ni ne voit plus la prothèse, mais un corps qui aurait retrouvé son intégrité, un corps neuf, vibrant, un corps en mouvement, un corps vivant.

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Paul-Fabien Groud - La revue Cultures-Kairós– Revue d’anthropologie des pratiques corporelles et des arts vivants (entretien)

Entretien conduit par Paul-Fabien Groud, doctorant en anthropologie (Laboratoire Environnement, Ville, Société - UMR 5600 - Université de Lyon / CNRS) et ATER à l’Université Claude Bernard Lyon 1 (S2HEP - EA 4148).

Paul-Fabien Groud : Tout d’abord, peux-tu te présenter rapidement et évoquer ton parcours jusqu’à la réalisation du documentaire La mécanique des corps ?

Matthieu Chatellier : Je suis cinéaste, à la fois de fiction et de documentaire. J’ai essentiellement réalisé des longs métrages documentaires et j’ai aussi réalisé quelques courts métrages de fiction. J’ai fait une prépa cinéma à Nantes Ciné sup’ à la fin des années 1980 et j’ai intégré par la suite l’École Lumière. J’ai une formation initiale de chef-opérateur. Puis, très vite, j’ai commencé à travailler dans le cadre de l’action culturelle et de l’éducation à l’image. Petit à petit, la réalisation est devenue mon activité principale. Aujourd’hui, soit je réalise, soit je suis chef-opérateur sur les films d’autres réalisateurs/réalisatrices. Enfin, je fais aussi un peu d’étalonnage pour prolonger mon travail de chef opérateur.

P-F G : Quels sont les films que tu as réalisés avant La mécanique des corps ?

M C : J’ai réalisé d’abord deux courts-métrages de fiction à petit budget. Puis, en 2006, j’ai co-réalisé avec Daniela de Felice mon premier documentaire : Grève générale. Ce film raconte le blocage de l’université de Caen par des étudiants et la façon dont ils organisent leur lutte contre le projet du CPE (Contrat Première Embauche). Il a été remarqué et sélectionné dans des festivals internationaux. Il a été distribué en salle en Allemagne et a eu une belle carrière. Il nous a permis une certaine reconnaissance. J’ai donc réalisé d’autres films, soit à partir de commande comme pour le film Voir ce que devient l’ombre, soit des projets qui venaient directement de moi comme Doux amer. La mécanique des corps est mon sixième film. Tous mes films décrivent une sorte de huis-clos mettant en scène des personnes ou des collectifs en lutte.

P-F G : Au travers du triptyque tournage-montage-diffusion, je voulais tout d’abord te questionner sur le tournage. En anthropologie, on évoque beaucoup le rapport au “terrain d’enquête” et on utilise le terme de “négociation du terrain d’enquête”. Si l’on transpose ces termes à toi et à ton travail en tant que réalisateur, ton terrain d’enquête pour ce film a été le Centre de Rééducation Fonctionnelle Le Normandy à Granville. Je voulais savoir ce qui t’avait amené à travailler sur cette thématique et comment tu avais “négocié” le droit de tourner sur ce “terrain d’enquête” ?

M C : Le mot “terrain” est intéressant. J’aime bien parler de “territoire” pour un film. Souvent le documentaire est réduit à un sujet ; or, le cinéma naît plus d’un terrain, d’un territoire que d’un sujet. La primauté du « sujet » peut donner des œillères et des a priori qui empêcheront d’appréhender le réel et de “trouver du cinéma”. C’est pour cela qu’il est important de parler de “territoire”. C’est à dire un espace et un temps singuliers. Un documentariste filme des situations, des espaces et des moments particuliers dans la vie des gens. Ma démarche de documentariste est d’attraper tout ce qui se passe dans ce territoire et dans ce moment et de chercher où peut surgir le cinéma ? En effet, la finalité, c’est de faire un film. Lorsque je regarde mes premières images, mes premiers tournages, quelque chose dans l’image doit vibrer et me dire : “Là, il peut y avoir un film”.

Pour la réalisation de La mécanique des corps, c’est presque une fausse piste qui m’a amené au Normandy. Au début, je voulais faire un film sur la robotique. Je fantasmais un film sans corps. Un fantasme de spectateur de science-fiction. Une fascination pour les gestes mécaniques qui peuvent se répéter à l’infini, froidement. Finalement mon désir est allé ailleurs. Un jour, j’ai pris contact avec le chef de service du Normandy, à Granville. Il m’a accueilli très gentiment. Et j’ai trouvé passionnant le travail des patients appareillés de prothèses pour réapprendre à marcher, reconquérir leur liberté de mouvement. Tout d’un coup, il y avait un collectif humain qui mettait son intelligence et sa technicité au service de quelqu’un que l’arbitraire avait cruellement frappé. C’est quelque chose qui m’a vraiment passionné. Je me suis donc dit que j’allais filmer cette reconquête.

P-F G : Toujours en lien avec l’anthropologie, nous utilisons le terme “d’immersion” sur le terrain en rapport au temps conséquent que tu passes avec les personnes sur les lieux. Comment as-tu vécu ton immersion ? Comment as-tu amené la caméra et comment les personnes l’ont elle acceptée ?

M C : En effet, on arrive dans un lieu où les gens jouent leur propre rôle et se retrouvent dans une situation de représentation d’eux-mêmes avec la caméra. Il faut évidemment qu’ils soient complices. On pense souvent que la caméra doit passer inaperçue mais, je dirais que c’est plutôt le contraire. Il faut nécessairement que la caméra ne soit pas oubliée et que l’on sente la générosité des personnes qui s’offrent à cette caméra, qui ont conscience d’un regard posé sur elles. C’est ainsi qu’elles deviennent personnages. Aussi, très vite, j’allume ma caméra et je filme. Il n’y a qu’une courte période où je fais connaissance avec les personnes. J’estime que ma place et ma légitimité sont là grâce à cette caméra et je ne veux pas qu’on oublie que je filme. Nouer une relation au préalable serait comme masquer notre objet commun qui est de faire un film ensemble. Comme cela, ça ne crée aucune ambiguïté.

Quoi qu’il en soit je fais confiance au hasard. Toutes les personnes que je filme ne sont pas forcément dans le montage final. Je ne fais pas un casting de personnages. Je me fie à mon instinct. Je présente à chacun le projet et leur demande s’il accepte d’être filmé. Pour « La mécanique des corps », tous les patients auxquels j’ai demandé l’autorisation étaient d’accord. J’en ai été parfois étonné car je me retrouvais dans des situations très intimes, de visites médicales par exemple. Des patients exposaient leurs plaies, leurs corps aux médecins, après m’avoir dit : “Oui, oui, vous pouvez filmer”. La responsabilité du regard m’incombait donc entièrement. Je savais que l’étape du montage permettrait de soustraire et de trouver la délicatesse et la pudeur nécessaires. Mais, j’ai voulu dès le tournage trouver une distance juste, qui me préserve du voyeurisme, du pittoresque et d’une fascination pour la difformité et le handicap.

P-F G : Peux-tu me dire combien de temps a duré le tournage au Normandy ?

M C : J’y allais quelques jours par semaine. Je ne sais pas combien il y a eu de journées de tournage mais disons qu’entre les premières images filmées et les dernières, il s’est écoulé au moins deux ans. J’étais tributaire des rendez-vous médicaux. J’y allais en fonction des étapes de rééducation. Dès que j’arrivais au Centre, j’allais voir les prothésistes, c’était un peu mon point de ralliement. J’attendais là, je regardais le planning du personnel et celui de mes personnages. Je m’adaptais. C’est comme cela que c’est construit le tournage.

P-F G : Tu as eu l’accord de l’ensemble des personnes de les filmer, tu n’as pas connu de refus, mais plus précisément comment as-tu été accueilli par l’équipe soignante du Normandy ?

M C : J’ai été très bien accueilli. J’ai eu beaucoup de chance car ce n’est pas facile de filmer un lieu professionnel. Souvent, on est tributaire de normes, d’une communication d’entreprise. Un film de cinéma tel que je le conçois ne peut s’inscrire dans les images et la politique de communication. Il peut donc y avoir un malentendu ou un désir de communication que le film ne pourra pas porter. Ça n’a pas du tout été le cas avec le Normandy. L’établissement a vraiment été généreux dans son accueil. Le second risque dans le cadre de cette représentation du milieu professionnel est de déclencher une hyper attention aux normes. Du coup, un tournage en milieu professionnel peut devenir lourd pour les employés en représentation, obligé à être extrêmement vigilants au protocole, à la stricte normalité de chacun de leurs gestes.

P-F G : Comment se fait l’accord final pour le droit à l’image de chaque personne qui figure dans le montage final du documentaire ?

M C  : Comme avec les patients, j’ai expliqué mon projet aux soignants et je leur ai demandé leur accord pour les filmer. Par la suite, je fais en sorte qu’après une première projection privée, l’ensemble des personnages me donnent son accord.

P-F G : Lors du tournage, tu faisais le son et l’image seul. Personne ne t’a accompagné/secondé pour la prise de son par exemple ?

M C : Pour le son, quelqu’un m’a accompagné de temps en temps. Mais, je voulais pouvoir venir à l’improviste. Mobiliser une autre personne avec son propre planning, c’était trop compliqué. J’avais donc un micro sur ma caméra et j’avais des micros HF que je plaçais sur certains personnages et je gérais le son seul.

P-F G : Je souhaitais également t’interroger sur la manière dont tu cadres, la manière dont tu filmes les corps, le corps prothésé quand il est en action, quand il est en mouvement. En effet parfois tu filmes les personnages très proches, à d’autres moments avec plus de distance, Quel a été ton ou tes parti-pris par rapport la manière dont tu as filmé le corps amputé et la prothèse ?

M C : Il fallait trouver une certaine durée dans les plans, c’est-à-dire pouvoir être dans la réalité de cette rééducation, dans son âpreté, sa longueur et parfois ses découragements. Parfois, le corps vivant pouvait rester hors-champ et la caméra se focalisait sur la prothèse qui devenait un élément autonome, presque vivant. à d’autres moments, le cadre s’élargissait pour redonner un peu d’espace. Je filmais alors le gymnase, les couloirs, et réinscrivait les corps en mouvement dans un décor plus vaste. En ce sens, la mer que l’on aperçoit à travers les baies vitrées, est un élément important. C’est comme une promesse. D’autres corps en bonne santé s’égayent dans les vagues. Ils amènent les patients à faire le deuil de ce corps ou à y voir comme un futur, un monde extérieur qui les attend.

P-F G : Tu intègres ta voix hors-champ que l’on entend lors de dialogues avec les personnes filmées. C’était un choix initial d’intégrer ces échanges dans le documentaire ?

M C : Oui. La mécanique des corps est un de mes films où je le fais le moins. C’est un peu, disons “un procédé” que j’aime bien. Le film est réalisé entièrement en caméra portée, il y un petit tremblement, de petites maladresses. C’est un corps qui filme un autre corps et c’est important d’être à la fois dans l’observation et dans le dialogue et la complicité. C’est toujours un moment pour les spectateurs où les personnages filmés sont complices du film. Cela permet de faire exister des moments où les personnages dévoilent leur faiblesse et de toujours avoir en tête qu’ils sont conscients d’être filmés.

P-F G : Comment as-tu fait ce choix des personnages ? Tu suis beaucoup cette femme qui a été amputée suite à un staphylocoque, il y a la personne âgée que tu filmes à un moment longuement dans sa chambre, il y aussi la dame qui teste les prothèses et qui échange avec le prothésiste et ce jeune adolescent à la fin. Comment as-tu choisi tes personnages car comme tu le disais tout à l’heure tu n’as pas pris l’ensemble des personnages que tu as filmés. Quels ont été tes critères de sélection au montage ?

M C : Le choix s’est fait en effet au montage. J’ai filmé deux ou trois personnes en plus au cours du séjour qui ne figurent pas dans le montage final. Je ne pouvais pas par exemple garder deux personnages qui représentent la même condition, le même enjeu, la même problématique. Du coup, il est resté majoritairement ces quatre personnages. C’est un film sur le collectif et sur la métamorphose. On aurait pu suivre plus classiquement le même personnage sur tout le film et en faire le personnage principal entouré des personnages satellites. Cependant, J’ai pensé que cette jeune femme, Aurélie pouvait devenir ce vieux marin, qui devient lui-même une autre femme, Magalie, qui fait les cent pas dans ce gymnase et puis enfin, quand le spectateur est à l’aise avec le handicap, tout d’un coup, il voit émerger ce jeune homme très à l’aise avec sa prothèse et peut s’enfuir avec lui sur la plage. Il y avait donc un passage de relais poétique entre les différents personnages.

P-F G : Je fais écho à ce que tu as évoqué précédemment concernant les limites vis-à-vis de l’intimité. Tu as dit que tu as pu filmer les personnages assez loin dans leur intimité avec leur accord. Est-ce qu’il y a eu des moments ou l’on t’a demandé de couper la caméra concernant le corps amputé mais aussi en lien avec la difficulté de la rééducation ? Je pense particulièrement à la séquence ou cette jeune femme est en grande difficultés dans l’apprentissage de la marche appareillée dans les barres…

M C : J’ai demandé à cette personne, Aurélie, qui fait le dessin au début du film, d’essayer de se dessiner. C’était pour moi une tentative de représenter le corps sans devoir le filmer. Le dessiner plutôt que de le filmer directement. J’ai ainsi demandé à certaines personnes de dessiner leur handicap. J’ai donc demandé Aurélie dans sa chambre au Centre de me faire un croquis. Il se trouve qu’elle avait fait des études de créatrice de mode. Elle dessinait donc très bien. En voyant son dessin si fidèle et si pudique, respectueux, je lui ai dit que tout mon film pourrait être fait à base de dessins. Cela aurait résolu le problème de mon regard et de la délicatesse que je m’efforçais de trouver. Mais, elle m’a dit : “Non, il faut filmer, c’est bien que les gens voient”.

Une autre personne m’a confié qu’avec un handicap visible comme l’amputation, elle avait l’impression de n’avoir plus droit à un regard neutre. Une gène apparaît tout de suite. Cette personne me disait : “Moi, j’ai envie d’être regardée”. Et c’est peut-être pour cela que tous les patients que j’ai rencontrés m’ont donné leur accord pour être filmés. Les gens devaient se dire : “Enfin, quelqu’un qui veut nous regarder simplement sans faire semblant que notre corps est intact, ou qu’il n’existe plus”. Je pense qu’il y avait un peu de ça et donc à partir de là en effet, j’ai pu filmer. Dans les situations de visites médicales, le patient est là pour être regardé, être examiné, pour dévoiler son moignon, sa cicatrice donc c’est comme si la caméra était assimilée à ce regard médical. Il y quelque chose dans ce protocole qui évacue la question de la pudeur. C’est l’endroit autorisé pour dévoiler son corps. Du coup, la pudeur, c’est moi qui devais la trouver à travers le cadrage, en pensant à chaque fois que le film allait être vu dans des salles de cinéma, dans un contexte totalement différent et qu’il fallait donc préserver les choses, à travers un sens et une forme. Le montage est aussi une étape qui permet d’affiner le regard. Dans certains rushs, un moignon surgit dans le cadre par exemple et donne un côté trop trivial, trop difforme. Avec Daniela de Felice, la monteuse du film, on se posait toujours la question : « Est-ce que cette image a un sens, est-ce qu’elle fait avancer la narration ? » On a donc fait très attention. Et, plus tard, concernant la séquence où Aurélie craque et se met à pleurer parce que son emboîture est mal adaptée ; je lui ai demandé directement lors de la première projection privée du film si on pouvait garder cette séquence. Elle a donné son accord. Je sentais qu’elle considérait que cette séquence faisait partie de l’aventure cinématographique du film et qu’elle nous offrait ce moment emblématique des difficultés de la rééducation et qu’en effet il fallait bien que quelqu’un porte cette problématique de l’effort, des tâtonnements et que ce soit elle qui représente cela ».

P-F G : D’ailleurs comment s’est déroulé le montage ?

M C : Le film a été accueilli en résidence de montage dans une association qui s’appelle Périphérie. Nous y avons disposé non seulement d’un lieu et d’un banc de montage mais aussi d’un accompagnement artistique et de conseils à travers des projections d’étapes qui permettaient d’avoir un regard extérieur sur l’avancée du film. Le montage n’a pas été facile car il fallait faire avec toutes ces images où il y avait parfois de la détresse. Il a fallu trouver un fil conducteur, une narration, une évolution avec des personnages rencontrés au hasard. Il fallait donc trouver une progression. Le montage a duré une dizaine de semaines et s’est déroulé en plusieurs étapes qui m’ont permis de retourner filmer

P-F G : En lien avec le montage et la trame narrative, je fais à nouveau le parallèle entre cinéma et anthropologie, car en tant qu’anthropologue, on se retrouve également avec de nombreuses données telles des observations et entretiens ethnographiques à « monter » et restituer. On construit une réflexion sur comment on va le retranscrire dans un article, dans un travail de thèse ou un ouvrage. Est-ce que tu as eu rapidement une trame narrative pour ce documentaire ? Plus précisément, est-ce que tu savais vers quoi tu voulais aller ou est-ce que cela c’est fait au fur et à mesure des rushs et du montage ?

M C : La trame narrative, on l’a trouvée finalement au montage. C’est très difficile de l’avoir au tournage car souvent c’est un peu conceptuel, artificiel et nourri par des réflexions un peu mécanistes. On aurait pu suivre par exemple la construction d’une prothèse mais dans ce cas, la dramaturgie aurait été liée à la création d’un objet et pas à une évolution intérieure. Or, c’est cette évolution là qui est importante. Parfois, les deux coïncident mais, dans le cadre de La mécanique des corps, il fallait amener le spectateur dans une histoire humaine. Lorsque que je me suis lancé dans ce documentaire, j’ai lu beaucoup de choses autour du handicap, de l’amputation et je suis allé le plus loin possible dans les lectures telles Les métamorphoses d’Ovide, Blaise Cendrars, Rimbaud… J’ai essayé d’être le plus exhaustif possible, par analogie, sur ce sujet.

P-F G : Es-tu allé chercher du côté du cinéma de fiction ou documentaire concernant les questions du handicap, du corps différent ? Je pense par exemple à Elephant-man de David Lynch.

M C : Oui, Elephant-man, et également le documentaire L’enfant aveugle de Johan van der Keuken. Elephant-man est un très bon exemple. Ce film questionne la mise en scène du handicap et la manière dont on le révèle au spectateur. Dans ce film, David Lynch construit d’abord un personnage et le charge d’une problématique universelle avant d’en dévoiler crument le handicap physique. Quand cela arrive, on a déjà de l’empathie pour la destinée du personnage et la problématique humaine universelle qu’il incarne tel l’isolement par exemple. Dans La mécanique des corps, nous nous sommes posé la question de la manière dont peut faire surgir le handicap dans le cadre.

P-F G : Est-ce qu’il y a des séquences qui ont été problématiques, que tu as coupées au montage et qui n’apparaissent pas dans le montage final ?

M C : Des séquences qui ont posé problème, non. Mais il y a par exemple un ami, né avec une agénésie que j’ai filmé assez longtemps et qui ne fait finalement pas partie du documentaire. J’étais allé le voir dans le cadre de mon projet de film, il avait une trentaine d’années et il m’avait montré une trentaine de prothèses qui suivaient l’évolution de sa croissance. Depuis le nourrisson jusqu’à son corps d’adulte. Il y avait vraiment quelque chose de très beau avec lui, très visuel, qui renvoyait à la manière dont la prothèse avait traversé toute son enfance et adolescence. Cependant, il y avait quelque chose de trop hétérogène pour pouvoir l’intégrer dans le documentaire. Il n’appartenait pas du tout au huis-clos du Centre de rééducation. Il n’avait pas à affronter tout à coup l’irruption du handicap au milieu de sa vie comme les autres personnages. Son récit était plus rétrospectif. C’est la “raison de cinéma” qui a fait qu’au final nous avons choisi de ne pas l’inclure dans le film mais je pense que j’en ferai un court métrage. Malgré les difficultés du tournage, il y a eu peu de rushs et ou de séquences qui auraient pu poser problème ou qui auraient été impossible à montrer. La sélection finale des image s’est effectué sur des critères techniques ou essentiellement narratifs. Au final, il faut raconter une histoire de cinéma.

P-F G : Comment se sont passées les étapes de la restitution et de la diffusion du documentaire ? Tu as parlé d’une projection privée au départ avec les protagonistes du film.

M C : Le cinéma d’art et d’essai de Granville a eu l’extrême gentillesse de nous accueillir pour une matinée. Et nous avons pu organisé une première projection privée pour les protagonistes du film. Tous les patients qui figurent dans le film étaient présents. Pour moi, c’est important de ne pas envoyer un DVD aux personnes en leur disant : « voilà le film, regardez-le et dites-moi ce que vous en pensez… » L’avantage de la projection collective est de ne pas être seul face au film et de pouvoir le regarder dans des conditions de cinéma, c’est-à-dire dans les conditions dans lesquelles le film va être diffusé par la suite. Ce moment est magique car il ne s’agit pas simplement la représentation d’un vécu, d’un constat visuel sur la réalité, c’est la naissance d’une histoire, d’une aventure de cinéma. Cette projection s’est très bien passée. J’avais également demandé à quelques personnes étrangères au tournage d’être présentes et de découvrir le film, en même temps, que les protagonistes, pour qu’elles puissent par la suite donner leur impression sur la place de chacun dans le film.

P-F G : Quels ont été l’ensemble des retours ? Cela n’a été que positif, il y a eu des remarques ?

M C  : Tout a été assez positif et émouvant en fait. Pendant le montage, un des patients est décédé. Sa famille était présente à la projection et l’a retrouvé dans le film à cette occasion.

P-F G : C’était la personne âgée que tu suis particulièrement lors d’une séquence du film dans sa chambre où elle scrute la mer avec ses jumelles ?

M C : Oui, tout à fait, c’est elle.

P-F G : Après, comment s’est passé le parcours du documentaire en salle ?

M C : On a eu la chance d’être sélectionné dans un festival assez prestigieux : Le Cinéma du réel au Centre Pompidou à Paris au mois de mars 2016. Il y avait des programmateurs, un public de professionnels, et le film a pu avoir une vie soit dans d’autres festivals, soit au cours de projections particulières dans des cinémas, des médiathèques ou comme lors de la journée « Corps et prothèses » à la faculté de médecine Lyon-Est.

P-F G : Comment se sont passée ces projections ? Quels ont été les retours et critiques du public ?

M C : Je n’ai pas eu, bien évidemment, le retour de l’ensemble des spectateurs mais les personnes qui venaient me voir après la projection étaient assez émues. Souvent, ce que j’ai entendu, c’est que le film offrait une leçon de courage, qu’il y avait une énergie ou une combativité qui en ressortaient, une certaine résistance qui permettait de faire face. Les retours tournaient autour de cela. Dans les salles, il y avait parfois des personnes souffrant elles-mêmes d’une amputation. Elles n’avaient pas vécu exactement la même chose, mais elles reconnaissaient dans le film les conditions de ce qu’elles avaient vécu. Il y a peu de film qui retracent ces étapes de rééducation et je pense que ces anciens patients étaient contents de voir ce qu’ils avaient traversé représenté sur un écran.

P-F G : Lorsque nous t’avons invité à participer à la table ronde qui a suivi la projection de La mécanique des corps lors de la journée interdisciplinaire Corps et prothèses sur le thème “Rééducation fonctionnelle et technologie d’assistance au corps” à la faculté de médecine de Lyon-Est, tu avais les retours et critiques de différents soignants en rééducation fonctionnelle, prothésistes et ingénieurs, de chercheurs en sciences humaines et sociales, de membres de l’association ADEPA (Association de Défense et d’Études de Personnes Amputées) et de différentes personnes amputées. Quels retours fais-tu de cette de cette table ronde ?

M C  : C’était vraiment intéressant. C’était pour moi une projection très différente d’une projection classique. Ce qui m’a étonné à Lyon, et j’ai pris conscience de cela lors de cette journée, c’est qu’il est rare de voir un film sur le travail dans un centre de rééducation avec des amputés. Autant les patients se retrouvent, se reconnaissent dans les étapes et les difficultés montrées dans le documentaire, autant j’ai ressenti chez les professionnels une sorte de raidissement car ce film singulier a alors la lourde charge de les représenter. Or, ce qu’il y a d’exemplaire dans La mécanique des corps, c’est moins la technique médicale que l’aventure humaine, le parcours humain, le processus collectif. Re présenter un idéal de technologie, de technique d’appareillage ou de rééducation n’était donc pas du tout l’objet de mon film. Mon objet, c’était encore une fois la dimension humaine, une aventure intérieure. C’est là que les professionnels du Normandy ont été très généreux car sans doute y avait-il des gestes quotidiens des praticiens qui, en s’adaptant aux singularités des corps et des contingences pratiques, s’écartent de la représentation idéale que l’on voudrait enseigner, montrer, communiquer. Les centres de rééducation sont plus ou moins bien lotis en terme d’espace, de matériel, de financement. Cependant, quand on va dans un centre, c’est ce que l’on voit, l’équipement qui n’est pas toujours de dernier cri, pas toujours flambant neuf. Donc, là, il y a eu une réaction un peu comme cela à Lyon. Quelqu’un est venu me voir et il m’a dit : “ Je ne comprends pas votre film, pourquoi vous avez fait ce film ? Car là quand le praticien fait tel ou tel geste, ce n’est pas tout à fait le geste exact”. J’ai eu l’impression qu’il espérait une sorte de tutoriel. Or, encore une fois, ça n’est pas du tout mon objet. Ce film n’est pas un conte de fée technologique. Pourtant les patients du Normandy étaient très satisfaits de la prise en charge du centre, ils s’y sentaient bien et la qualité humaine du personnel était très appréciée. C’est un centre de rééducation qui a très bonne réputation mais on est dans le réel et pas dans l’espace publicitaire.

P-F G : Cependant, j’ai eu également l’impression, lors de cette table ronde avec les professionnels et des personnes amputées, que ce “raidissement“ comme tu l’évoques a aussi animé cette table ronde. Il a été source de discussion et a permis de poser la question des différents regards que chacun pouvait avoir sur le documentaire ?

M C  : Oui, d’ailleurs, un patient qui n’avait pas fréquenté le Normandy, a pris la parole au cours de cette table ronde pour dire qu’il reconnaissait dans le film les épreuves et le quotidien de la rééducation qu’il avait traversé. Un professionnel a suggéré également à montrer ce film aux étudiants. L’accueil était plutôt chaleureux.

P-F G : Au travers de ton regard de “filmeur”, ton film questionne les multiples regards que l’on peut porter sur le corps amputé et l’appareillage. Que voulais-tu montrer à l’écran ?

M C  : Je réagissais beaucoup, pendant le tournage, aux images TV que je voyais sur le handicap et sur les prothèses. Des journaux télévisés, dans le cadre de reportages de quelques minutes montraient une version médiatique, ce que je cherchais avec mon projet initial sur les robots, c’est-à-dire le corps humain dépassé, la nouvelle technologie bienfaitrice, qui va nous permettre de dépasser les conditions naturelles, la mort, etc. À chaque fois que j’en discutais avec les médecins du Centre, ils me disaient : “ Les médias ne montrent que des situations idéales”. Je me souviens aussi de la médiatisation d’un enfant qui grâce à une imprimante 3D avait pu imprimer sa prothèse chez lui. Et il portait au bout de la main une prothèse multicolore en plastique. Les journalistes brodaient sur le côté techno-futuriste. Le médecin m’avait dit : “ Oui, mais dans un mois tout cela sera cassé car ça ne tient pas”. J’avais envie de réintroduire le trivial et le réel de ce mariage entre la prothèse et le corps humain qui reste malgré tout difficile. Évidemment, il y a eu beaucoup de progrès mais il est montrer le réel, débarrassé des représentations médiatiques et fantasmatiques.

P-F G : Ce que tu évoques ici renvoie à la démarche de nos séminaires, journées d’étude et colloques Corps et prothèses dans l’une desquelles nous avions projeté/débattu sur La mécanique des corps. Ces journées ont pour objectif de développer des analyses, des réflexions, des critiques de ce discours de l’enchantement prothétique contemporain en repartant des expériences et recherches de terrain. En effet, de nombreux médias et certaines figures amputées/appareillés médiatiques véhiculent cette vision du corps prothésé, performant, augmenté, voire une représentation transhumaniste du corps amputé technologisé. Lors de nos séminaires, on essaie de remettre un peu les “pieds sur terre” et de se confronter à la réalité du terrain avec des chercheurs, des patients, des membres d’associations, des professionnels de santé, des ingénieurs et ton documentaire nous paraissait particulièrement intéressant à être projeté/débattu car il questionne le réel : qu’est ce que c’est réellement de se rééduquer et vivre avec une amputation et une prothèse ? Et cela, ton documentaire le montre assez bien.

M C  : Oui, il y a certes la médiatisation de l’innovation technologique, nécessaire et qui peut-être dans 15 ans sera utilisée par de nombreux patients, mais, il ne faut pas oublier, car le documentaire La mécanique des corps se situe dans ce territoire là, que la plupart des patients sont soignés dans le cadre d’une médecine de masse. Cela est complètement différent de l’exception qui, au final, va être la plus médiatisée.

P-F G : Dernière question en forme de conclusion : quel bilan tires-tu aujourd’hui de l’expérience vécue au travers la réalisation de ce documentaire dans ton parcours de “filmeur” ?

M C  : C’est une question difficile. La réalisation de La mécanique des corps est pour moi une expérience de documentaire un peu limite, dans le sens où je touche aux limites de mon métier, de ce que l’on peut représenter, de ce que l’on peut figurer à l’écran. Sur le tournage, je me suis senti parfois tétanisé par le drame que traversaient les personnes que je filmais. Je ne voulais pas que ce drame serve de faire-valoir à un exercice de création factice, une mise en scène esthétisante. Il y avait donc un équilibre à trouver car mon métier c’est de donner une forme à quelque chose mais il fallait que cette forme soit presque transparente. J’ai pu m’apercevoir lors du tournage que les patients étaient dans une telle concentration, dans un moment où il fallait qu’ils aillent constamment de l’avant, concentrés sur cet objectif de réapprendre à marcher, de se remettre sur pied que cela pouvait les fragiliser que je vienne les interroger en essayant d’avoir avec eux une parole introspective. Ce n’était pas toujours le bon moment. J’ai eu le sentiment d’avoir touché une sorte de limite car je filmais des corps en action mais parfois j’avais l’impression qu’il me manquait une parole qui ne pouvait pas venir ou que si je la faisais venir, elle mettrait trop en difficulté les personnes, qui n’avaient pas forcement envie de s’exprimer à ce moment-là sur ce qu’elles étaient en train de vivre. Je trouve que ça a été une très belle aventure mais difficile pour moi à traverser en terme de cinéma.

P-F G : As-tu quelque chose à ajouter pour clore cette interview ? Un élément vis-à-vis de ce film que j’aurai pu oublier d’évoquer/questionner ?

M C : Je rajouterai juste que c’est un film qui vit encore, qui passe encore dans différentes salles. Il fait partie de mes films les plus diffusés. Il y a un toujours actuellement un intérêt pour ce film. Au final, ce documentaire a eu et a toujours une vie en salle assez riche.

 

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Claudine Colozzi - Faire Face

Pendant deux ans, Matthieu Chatellier a suivi des femmes et des hommes amputés au Centre de rééducation fonctionnelle de Granville (Morbihan).

En compétition au Festival Cinéma du réel qui se tient à Paris jusqu'au 27 mars, La Mécanique des corps se révèle un travail délicat autour du thème de la fragilité et de la reconquête de son corps après une amputation. Se sentir comme un bébé apprenant à marcher, comme « Cendrillon essayant sa pantoufle« . Réapprendre à saisir un objet, à serrer une main. Redécouvrir son corps prolongé d'une prothèse mécanique… Pendant deux ans, le documentariste Matthieu Chatellier a posé sa caméra au Centre de rééducation fonctionnelle de Granville. Il y a suivi l'impressionnant travail des professionnels et des patients pour réapprivoiser un corps appareillé. De ces femmes et de ces hommes « tronqués », on ne saura quasiment rien de leur vie d'avant, de ce qui les a fait basculer dans ce nouvel état de corps où tout est à réinventer. Ce parti-pris évitant les pièges du pathos permet de se centrer sur ce travail d'orfèvre qu'est l'appareillage, sur cette mécanique de précision aboutissant à des êtres hybrides mais pas désincarnés.

Rendre la liberté de mouvement Matthieu Chatellier filme autant les patients que le corps médical et montre que sans cette étroite collaboration rien ne saurait être possible. Quoi de plus motivant que de rendre la liberté de mouvement à un être humain qui en a été privé ? Un très beau challenge que tous ces professionnels relèvent avec une humilité touchante.

 

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